épisode 12 - Clara Malraux

Rédigé le 13/10/2023
la mairie


Rappel / pour retrouver l'épisode 11 - Musée de la résistance du Lot facilement, c'est ICI / épisode 11

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Clara MALRAUX

Clara MALRAUX née GOLDSMIDT, est juive. Elle est issue d’une famille bourgeoise allemande, aisée et cultivée résidant dans le quartier d’Auteuil à Paris. Clara vivait dans une certaine opulence.
Elle rencontre André MALRAUX dans les cercles littéraires parisiens et l’épouse en 1921. Suite à des jeux boursiers hasardeux d’André, le couple est ruiné. À Clara qui l’interroge sur leur situation, MALRAUX répond : ”Vous ne croyez tout de même pas que je vais travailler ?”.
MALRAUX trouve une solution : le brillant intellectuel troque la plume pour le burin. Il se transforme en aventurier, fait ses valises pour le Cambodge, et là-bas, ”pour se refaire”, pendant que Clara monte la garde, il arrache 7 bas-reliefs d’un temple de la jungle khmère pour les vendre.
Il sera condamné en 1924 dans cette affaire…
Vient l’épisode controversé de sa participation à la Guerre d’Espagne, puis l’invasion de la France par l’Allemagne en mai 1940.
L’exode met des millions de Français sur les routes, fuyant le nord de la France et Paris pour le sud. La France est coupée en deux : la zone occupée et la ”zone libre”.

 


Clara MALRAUX, Extraits de ”la Fin et le Commencement”
éditions Grasset 1976 :

Clara MALRAUX :
[…] … Un peu plus tard, après quelques grondements de canon plus ou moins justifiés au-dessus de Paris, la période scolaire approchant, je décidai de trouver dans le Lot pour Flo, physiquement et intellectuellement de provisoires parents nourriciers. Sur quoi l'école de Sabadel

À 30 km de Cahors devint son foyer pour quelques mois et l'institutrice et l’instituteur du lieu Tati et Tonton. Du séjour dans ce bourg Elle a gardé d'excellents souvenirs, celui entre autres d’avoir découvert la joie de tyranniser les enfants du village qui pour s'assurer les bonnes grâces de celle qu'il croyaient être la nièce des enseignants la traitaient en jeune princesse.
Beauté austère du Lot, vallées qui pourraient être d’Asie centrale : je découvrais la France après avoir découvert dans d'autres pays. Je découvrais aussi la la subtilité un peu narquoise de ses habitants, leur réserve, puis le seuil passé, leur amitié. J’allais chaque quinzaine voir ma fille ; ainsi avais-je découvert au cours d'une promenade avec Georges DUVEAU – en permission à Lauzès, son village familial, une maisonnette aux dimensions de chaumière accroupie sur une crête dominant le Causse, d’où, d’ondulation en ondulation, on pouvait apercevoir la Bastide Murat. La bicoque ignorait l’eau, l'électricité et bien entendu le gaz, mais quand quand les allemands accomplirent leur périple à travers la France, nous eûmes là un lieu de repli : les semaines qui suivirent la débâcle, ce fut même moi qui accueillis des réfugiés.

[…] À Cahors je reste trois ou quatre jours aidant mademoiselle BRUGALIÈRE à inscrire des noms sur des registres, activité de peu de sens mais qui me permet l'illusion de m’insérer dans les évènements. Puis je grimpe sur ma montagne, qui, elle, continue de se ressembler avec ses villages espacés, ses murailles surplombant le Lot, son silence et sa rigueur. Et je retrouve ma fille un peu ”empaysannée” pourvue d'un accent qui marque les syllabes. Elle a même les joues rouges – ce sera d'ailleurs la seule fois de son existence ! Assez vite je comprends qu’il faudra s’installer seule dans le désastre, avec une enfant doublement menacée : par l’incertitude de son développement physique, par sa condition de demi-juive.
14 juin 1940
Il fait beau sur le Causse empoussiéré de sécheresse.
De Lauzès, où j’habite pour quelques jours encore chez les DUVEAU, je me rends à Sabadel chez les instituteurs. Le long de la route, je pleure. Une femme me regarde avancer pour me dire, quand j'arrive à sa hauteur : ”Faut croire que vous n'aviez personne qui risquait d’y laisser sa peau pour pleurer, parce que c'est fini”.
Nous nous installons dans l'odeur des champignons et des mûres. Je suis devenue un Robinson qui, au lieu de dominer un homme, ce laisse dominer par deux petites filles – en même temps que Flo, Axelle, la fille d'une de mes amies avait été confiée au CAPOULADE – si bien qu’au moment du pire tout se transforme en jeux. Nous jouons à allumer le feu a dévaler cinquante mètres de pente raide – qu’il faudra ensuite remonter, brocs ou seaux remplis à bout de bras – pour atteindre une source recouverte de cresson. Bien entendu nous nous nourrissons de cresson. Nous vivons en autarcie n’acceptant du dehors que les œufs et les pommes de terre que nous vend la fermière, notre seule voisine.
Je ne veux pas penser à l'hiver je veux pas penser à l’avenir. Je vis dans l'instant m’épuisant au point que le soir venu, il ne me faut que peu de minutes pour ne plus connaitre le souci. Parfois il m'arrive de penser que j'ai été plus malheureuse dans l'attente des catastrophes qu’une fois celles-ci installées.
Peut-être peut-être le cerf forcé connait-il de semblables instants de grâce ? Je m’ampute de ma vie passée ; je m'installe dans l’accablement quotidien de tâches à quoi rien ne m'a préparée.
En bas, dans la ville, les gens se battent pour trouver un toit. Moi j'ai eu de la chance, je me le répète en regardant les lits à paillasse et à couettes, les deux chaises, la table, la cheminée à hotte dans laquelle je prépare nos repas. Dans laquelle nous pourrions aussi bien les manger puisque deux bancs s’y encastrent.
Nous tiendrons là-haut quatre mois.
Installés devant le comptoir de l'épicerie de Lauzès, qui fait aussi débit de boissons, des paysans parlent des .Juifs. Ils n'en ont jamais vu, ils y ignorent que je suis juive. En un mois ils ont appris que ce sont ces gens là qui portent la responsabilité de toutes les fautes françaises.
”Ben oui, dit un type, les juifs c'est une tribu comme les saltimbanques”.
Moi qui me suis tant occupée des réfugiés juifs venus d’Allemagne, je sais ce qui nous attend derrière cette ligne de démarcation qui vient d'être tracée.
Si André…
Même le couple que nous avons formé serait séparé aujourd’hui. André doit être prisonnier, avec une grande partie de l'armée française.
Il va falloir apprendre a subir.
En attendant j'ai quelques initiatives : je remets une somme modeste il va de soi, à la fermière voisine pour qu'elle achète un bébé-cochon. Devenu grand, grâce aux déchets de la ferme, il sera partagé entre sa mère nourricière et moi.
Mais avant d'expirer la pauvre bête fut atteinte d'une curieuse maladie qui ne lui laissât que trois pattes : je n'eus donc pas droit à un jambon arrière. Malgré l'amputation de Coralie, les saucisses – elles pendirent joyeusement durant quelques mois au-dessus de nos têtes – le saindoux, les rotis nés d’elle, nous aidèrent à surmonter les premiers temps de pénurie.
J’eus aussi une autre initiative : j’achetai douze litres d’huile de foie de morue, ce qui permit à Flo, durant plus de trois ans, d’avoir sa ration de vitamines, ce qui fit aussi que, durant tout ce temps, émana de ma petite-fille une curieuse odeur de poisson.

Tout de même il y en a qui parviennent à se débrouiller. Un après-midi, vêtu d'un complet civil plus adapté à un autre corps qu’au sien, Georges DUVEAU est apparu à Lauzès.
Sa retraite avait abouti à Bordeaux, un Bordeaux tout grouillant mais un peu brumeux. Quelqu'un y a dit devant lui : ”Quel dommage qu'il n'y ait pas de soleil un jour d’armistice”. Alors il a pensé que le moment était venu de quitter ce sud-ouest étranger pour rejoindre le sien.
Vissés sur les poussiéreuses chaises d'apparat entassées dans le salon des DUVEAU, nous écoutons le discours du Maréchal PÉTAIN. Madame DUVEAU sanglote ; moi aussi sans doute, mais pleurer m’est devenu si coutumier que je n’y attache plus d'importance. La voix vieillotte disparaît, une Marseillaise lui succède. Quand elle s'arrête, c'est la voix de FLOqui s'élève : ”Après ce qu'il vient de dire, il a le culot de faire jouer la Marseillaise !”.

Puis c'est le 18 juin et, toujours dans le salon, nos têtes rapprochées, nos mains crispées sur nos genoux : ”Cela s’appelle l’aurore”, dit le mendiant dans l’Électre de GIRAUDOUX.
La guerre a eu lieu. L’aube – mais quand ? - finira bien par se lever.
Peut-être Flo et moi verrons-nous encore nos vies se teinter de clarté.

[…] Roland MALRAUX demi-frère d’André, de passage à Lauzès, interroge Clara sur son devenir :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?…”Tu ne vas pas rester ici ?”